Les signes de ponctuation haute (deux-points, point d’interrogation, etc.) sont toujours précédés d’une espace insécable. C’est une règle de typographie française que l’on peut lire dans de nombreux articles en ligne. Mais ici j’expliquerai pourquoi cette règle est inexacte, et surtout pourquoi elle est inadaptée au média Web. Je proposerai aussi une règle simplifiée, solution qui rencontrera à coup sûr quelques réticences.

Conventions typographiques

Pour commencer, précisons qu’il n’existe pas de standard des bonnes règles de composition typographique française. Il y a plutôt des usages, et des ouvrages de référence qui se contredisent parfois. Malgré cette absence de norme absolue, on peut déduire la règle suivante pour les accents avant et après les signes de ponctuation haute :

Nom espace avant signe espace après
Point-virgule fine insécable ‡ ; justifiante *
Deux-points insécable † : justifiante *
Guillemet ouvrant justifiante * « fine insécable ‡
Guillemet fermant fine insécable ‡ » justifiante *
Point d’interrogation fine insécable ‡ ? justifiante *
Point d’exclamation fine insécable ‡ ! justifiante *

L’espace justifiante (*) est une espace « normale ». L’espace-mot insécable (†) a la largeur d’une espace normale, mais n’est pas justifiante (c’est-à-dire que dans du texte justifié, sa largeur doit rester constante et ne doit surtout pas augmenter) et est insécable. L’espace fine insécable (‡) partage les caractéristiques de l’espace-mot insécable, tout en étant à peu près deux fois moins large.

(Précisons qu’il n’y a pas d’espace avant le point, la virgule ou les points de suspension. Il n’y a pas non plus d’espace après une parenthèse ouvrante et avant une parenthèse fermante.)

Quel est le sens de ces règles ?

C’est en grande partie une question de convention. Mais il y a aussi quelques arguments empiriques (que l’on pourra retrouver au fil des articles d’Orthotypographie, ouvrage accessible en ligne) :

  1. La plupart des signes de ponctuation se rapportent aux mots qui les précèdent plutôt qu’aux mots qui les suivent. C’est évident pour le point qui termine une phrase, pour le point-virgule qui termine une proposition.

  2. Dans le cas du deux-points, il se rapporte à ce qui précède mais ouvre sur ce qui suit. D’où une certaine symétrie. Par contre, on utilise une espace non justifiante à gauche pour éviter des deux-points « perdus » entre deux mots dans les lignes ou l’espace entre les mots est fort.

  3. Dans tous les cas, le signe de ponctuation doit rester « attaché » au mot auquel il se rapporte (le mot précédent, sauf pour le guillemet ouvrant), et ne peux pas en être séparé à cause d’un saut de ligne. C’est pour cela qu’on utilise des espaces insécables.

Signe de ponctuation orphelin

Les espaces en informatique et sur le Web

La plupart des designers, rédacteurs ou développeurs web connaissent les espaces insécables, souvent grâce aux logiciels de bureautique. Ces derniers appliquent automatiquement la gestion des espaces insécables, en la simplifiant à outrance : espace-mot insécable pour tout le monde !

Mais, en informatique, nous avons heureusement accès à plus d’espaces que cela. Ainsi le standard Unicode répertorie de nombreuses espaces. Celles qui nous intéressent sont :

Vous savez déjà comment obtenir l’espace-mot (avec la barre espace du clavier). Il existe aussi plusieurs manières d’insérer une espace-mot insécable, suivant le système d’exploitation ou le logiciel utilisé. Par contre, il n’existe à ma connaissance aucun raccourci clavier pour insérer l’espace typographique qui nous intéresse le plus, à savoir l’espace fine insécable. Pour cette dernière, notre seul recours est le copier-coller depuis une page de référence.

Lors de la composition d’un texte HTML, on peut aussi utiliser des entités HTML :   pour l’espace-mot insécable, et   ou   pour l’espace fine insécable.

Pas d’espace fine insécable sur le Web

Si nous voulons respecter les règles de typographie française, nous devons le plus souvent utiliser l’espace fine insécable. Malheureusement, c’est extrêmement difficile. Voici quelques-unes des difficultés rencontrées :

  1. L’espace fine insécable est souvent mal restituée par les navigateurs web. La bonne restitution de ce caractère dépend, il me semble, d’une combinaison de facteurs : système d’exploitation, version du système d’exploitation, navigateur et version du navigateur, fonte utilisée, fontes systèmes et fontes « par défaut » disponibles et utilisées.

    Dans de nombreux cas, l’espace fine insécable sera totalement ignorée ou bien traitée comme une espace-mot insécable ; ces deux solutions sont aussi approximative l’une que l’autre, mais empêchent le retour à la ligne du signe de ponctuation. Plus gênant : cette espace est souvent traitée comme une espace-mot normale (sécable). Et dans le pire des cas, le système ne reconnait pas du tout le caractère et affiche un signe « caractère inconnu » (rectangle vide, point d’interrogation…).

  2. La saisie de l’espace fine insécable est difficile. Il n’existe pas de raccourci clavier, et ce caractère apparait le plus souvent comme une espace normale. De sorte qu’il est presque impossible d’utiliser le caractère littéral (plutôt qu’une séquence d’échappement) dans un texte.

  3. En HTML, si on ne peut pas utiliser le caractère littéral, il faut alors utiliser une entité HTML, ce qui pose deux nouveaux problèmes : les deux entités disponibles (  et  ) sont difficiles à mémoriser ; et bien sûr l’ajout d’entités HTML dans le texte ralentit la relecture et la correction d’erreurs.

En supposant que le premier problème, celui de la restitution, disparaisse dans les années à venir, il resterait des problèmes importants de saisie. En théorie, ces obstacles ne sont pas insurmontables ; mais en pratique, entre l’inertie des éditeurs de logiciels et l’ignorance des utilisateurs potentiels (développeurs, rédacteurs, utilisateurs de traitement de texte…), je doute qu’ils soient un jour dépassés.

Adapter les règles pour le Web

Dans les deux premières parties de cet article, j’ai composé le texte en utilisant des espaces-mot insécables (avant les deux-points) et des espaces fines insécables. Mais je vais renoncer ici; car ce qui met à mal les règles typographiques classiques, ce n’est pas la technique. Non, le principal problème serait plutôt la disparition du métier de correcteur, et l’accès à la publication pour n’importe qui (moi le premier!).

Les textes publiés aujourd’hui sur les sites «sérieux» (sites d’entreprises et institutions diverses, journaux en ligne) sont le plus souvent à la fois rédigés et composés par des rédacteurs ou des journalistes. Ces auteurs, pas tous professionnels, ont bien d’autres préoccupations que la justesse typographique. Il faut donc pouvoir leur proposer des recommandations, des guides stylistiques faciles à pratiquer. Et donc adapter les règles en les simplifiant.

La réponse habituelle, c’est celle évoquée au début de cet article: l’espace-mot insécable pour tous! Cette solution a quelques défauts techniques: elle s’éloigne sensiblement de la règle de référence, et dans le cas du texte justifié elle est catastrophique (les navigateurs traitant l’espace-mot insécable comme une espace justifiante, dont la largeur peut parfois être augmentée de manière grotesque).

Mais le principal problème c’est que, en dehors de blogs de designers web ou de férus de typographie, personne n’applique cette règle correctement. Car pour l’appliquer il faut ajouter consciencieusement des espaces insécables, sous la forme barbare   qui gène la relecture; très peu de journalistes ou rédacteurs sont prêts à le faire. Seule solution: automatiser l’ajout des espaces insécables grâce à un filtre dans l’outil de publication.

Supprimez les espaces!

Personnellement j’utilise l’espace très fine d’InDesign qui me satisfait de son insignifiance. Ou pas d’espace du tout.
Peter Gabor, sur le blog design et typo, à propos des guillemets français.

L’autre solution, c’est de prendre la direction inverse: au lieu de doubler les espaces fines insécables en les remplaçant par des espaces-mot insécables (ou, pire, des espaces normales), on les supprime; cette manière de composer les textes se rapproche de la typographie anglo-saxonne moderne.

Cette méthode sans espaces n’est pas meilleure que l’utilisation systématique de l’espace-mot insécable, mais à mes yeux elle n’est pas plus choquante. (Certains férus d’orthotypographie me disent parfois que cela leur «pique les yeux», mais d’après mon expérience ce n’est qu’une question d’habitude. Et en mettant à part les habitudes — ce qui n’est pas peu demander, j’en suis conscient — j’estime que les deux solutions se valent.) Elle a aussi quelques avantages pratiques:

  • La saisie est facilitée, et à la portée de tous. Elle peut s’expliquer facilement, sans avoir besoin d’introduire des notions tels que les valeurs d’espace et les espaces insécables.

  • La méthode peut s’appliquer pour d’autres formats que le HTML ou les documents de bureautique, par exemple dans les courriels.

  • Aucun automatisme nécessaire dans les outils de publication (sauf si on souhaite forcer cet usage en supprimant les espaces-mot, insécables ou non, avant les signes de ponctuation haute).

À vous de voir. Pour ma part, je crois peu à une utilisation large et correcte des espaces insécables. J’ai donc opté pour la méthode sans espaces, dont j’aime le minimalisme et la rigueur.

À l’avenir

La méthode que je recommande est adaptée au présent. À l’avenir, il se peut que les automatismes se multiplient dans les outils de publication. Je ne crois pas trop en cette solution: en dehors des quelques CMS français (SPIP, Dotclear), ces automatismes ne seront jamais intégrés par défaut, et les éventuels plugins pour les CMS plus populaires (WordPress, Drupal, Joomla, et leurs successeurs…) seront rarement installés.

Une autre piste serait l’ajout d’automatismes typographiques dans les navigateurs web ou les systèmes d’exploitation, capables d’appliquer automatiquement les règles les plus fines. Espaces manquants et espaces-mots seraient affichés automatiquement comme des espaces fines insécables. Concept intéressant, mais je vois mal les différents éditeurs de systèmes d’exploitation et navigateurs web s’en préoccuper.